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Les limites de la protection par marque dans l’Union européenne

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Les limites de la protection par marque dans l’Union européenne : observations sur les affaires Rubik’s Cube et I

Le 9 juillet 2025 restera une date marquante dans la jurisprudence européenne en matière de droit des marques. Le Tribunal de l’Union européenne, siégeant à Luxembourg, a rendu coup sur coup deux décisions emblématiques : d’un côté, il a confirmé l’annulation des marques liées à la forme du Rubik’s Cube ; de l’autre, il a rejeté la protection de la combinaison « I » majuscule et d’un cœur rouge apposée sur des vêtements. Deux affaires bien différentes en apparence, mais qui traduisent une même logique : les marques de l’Union européenne ne peuvent servir à monopoliser ni une solution technique, ni un signe trop banal ou descriptif.

  1. Le cadre institutionnel : l’EUIPO et le contrôle juridictionnel

L’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), basé à Alicante, est compétent pour l’enregistrement des marques de l’Union européenne et des dessins ou modèles communautaires. Contrairement aux offices nationaux, il confère une protection uniforme sur l’ensemble du territoire de l’Union.[1] Les décisions de l’EUIPO peuvent toutefois faire l’objet d’un recours devant le Tribunal de l’Union européenne, qui exerce un contrôle de légalité, puis, en dernier ressort, devant la Cour de justice de l’Union européenne pour les questions de droit.

La marque constitue un atout essentiel pour les entreprises, car elle agit comme un signe distinctif permettant d’identifier et de différencier leurs produits ou services de ceux des concurrents. Elle peut prendre diverses formes (mot, logo, combinaison de chiffres, slogan, forme tridimensionnelle, voire un son ou une couleur) dès lors qu’elle est apte à distinguer l’origine commerciale des produits ou services. L’intérêt d’une marque réside dans sa fonction essentielle d’indication d’origine, mais elle remplit également un rôle économique et stratégique : elle constitue un actif immatériel majeur, contribue à la notoriété et à la fidélisation des clients, et confère à son titulaire un droit exclusif d’utilisation permettant de lutter contre les imitations et la contrefaçon.

C’est dans ce cadre que s’inscrivent les affaires Spin Master Toys UK c. EUIPO (Rubik’s Cube) et sprd.net c. EUIPO(signe « I ♥ »)

  1. L’affaire Rubik’s Cube: la prééminence de la fonction technique

Le litige autour du Rubik’s Cube provient de plusieurs marques tridimensionnelles déposées entre 2008 et 2012 par le prédécesseur de Spin Master Toys UK afin de protéger la représentation du cube et de ses faces colorées. En 2013, la société Verdes Innovations contesta ces enregistrements devant l’EUIPO en demandant leur annulation, soutenant que les signes déposés étaient constitués uniquement de caractéristiques indispensables à l’obtention d’un résultat technique et ne pouvaient donc pas être protégés comme marques. Dans ses arrêts du 10 juillet 2025 (affaires jointes T-1170/23, T-1171/23, T-1172/23 et T-1173/23, Spin Master Toys UK/EUIPO – Verdes Innovations), le Tribunal de l’Union européenne a confirmé l’analyse de l’Office en considérant que la structure en grille, la différenciation des faces et l’utilisation de six couleurs de base représentaient les caractéristiques essentielles du signe et qu’elles répondaient exclusivement à une fonction technique : permettre la manipulation du cube et la résolution du puzzle grâce à la rotation des faces et à la distinction des carrés colorés. Le Tribunal a donc rejeté le recours de Spin Master et confirmé l’annulation des enregistrements.

Ce raisonnement s’inscrit dans les principes de base du droit des marques de l’Union européenne, énoncés à l’article 4 du règlement (EUTMR), qui autorise l’enregistrement de tout signe permettant de distinguer les produits ou services d’une entreprise de ceux d’une autre, à condition qu’il puisse être représenté clairement et précisément. Toutefois, l’article 7 §1 e) ii) EUTMR exclut de cette protection les signes constitués exclusivement par des éléments indispensables au fonctionnement du produit. Ainsi, les caractéristiques essentielles du Rubik’s Cube — à savoir sa forme cubique, la grille qui délimite les petits carrés et la différenciation de ces carrés colorés — sont jugées purement fonctionnelles, tandis que les six couleurs (rouge, bleu, vert, jaune, blanc et orange) ne sont pas en elles-mêmes essentielles mais servent uniquement à distinguer les faces. La conséquence est que le Rubik’s Cube ne peut pas être protégé comme marque de l’Union européenne, car sa forme n’est pas arbitraire ou esthétique mais répond à une nécessité technique, ce qui prive Spin Master de la protection qu’elle recherchait pour ce design dans le cadre du droit des marques.

  1. L’affaire I ♥: l’exigence du caractère distinctif

Dans cette seconde affaire, la société sprd.net avait demandé l’enregistrement de marques de position composées d’une lettre majuscule « I » suivie d’un cœur rouge, apposées sur différentes parties de vêtements comme la poitrine, la nuque ou l’étiquette. L’EUIPO avait refusé ces demandes au motif que le signe était dépourvu de caractère distinctif, ce que le Tribunal de l’Union européenne a confirmé dans ses arrêts du 9 juillet 2025 (affaires T-304/24, T-305/24 et T-306/24, sprd.net/EUIPO). Le Tribunal a en effet jugé que le signe « I ♥ » est immédiatement compris par le consommateur comme l’expression « I love », perçue non comme une indication d’origine commerciale mais comme un message affectif ou décoratif, de sorte qu’il ne peut remplir la fonction essentielle d’une marque. La localisation particulière du signe sur les vêtements, qu’il soit placé sur la poitrine, à la nuque ou sur une étiquette intérieure, ne lui confère pas davantage de caractère distinctif puisque le public continue de le percevoir comme un simple motif décoratif.

Cette décision se base sur l’article 7 §1 b) EUTMR, qui exclut de la protection les marques dépourvues de caractère distinctif. En effet, une marque doit permettre d’identifier l’origine commerciale d’un produit et non simplement décorer un objet ou transmettre un message banal. Dans cette affaire, le signe en cause ne remplit pas ce rôle puisqu’il se limite à une expression courante et générique.

En conséquence, le Tribunal rejette le recours de sprd.net et confirme le refus d’enregistrement, de sorte que le logo « I ♥ » ne peut pas être protégé comme marque de l’Union européenne pour des vêtements et que la société ne peut obtenir de monopole sur ce signe.

 

  1. Les convergences jurisprudentielles : fonction technique et distinctivité

Malgré leurs différences, ces deux affaires traduisent une cohérence jurisprudentielle claire :

  • Exclusion des signes fonctionnels. L’affaire Rubik’s Cube illustre la volonté du droit de l’Union d’empêcher que la protection par marque soit détournée afin d’accorder un monopole potentiellement illimité sur une solution technique.
  • Exigence d’aptitude distinctive. L’affaire I ♥ rappelle que seuls les signes permettant de distinguer l’origine commerciale des produits peuvent bénéficier de la protection par marque. Les symboles usuels, descriptifs ou décoratifs, dépourvus d’originalité, sont exclus.

Ces arrêts réaffirment la frontière stricte entre les différents droits de propriété intellectuelle : les brevets et modèles protègent l’innovation technique et l’esthétique, tandis que la marque protège la fonction distinctive.

  1. Analyse critique : implications économiques, juridiques et culturelles

D’un point de vue économique, ces décisions limitent les stratégies d’appropriation extensive par le biais du droit des marques. Pour Spin Master Toys, l’impossibilité de monopoliser la forme du Rubik’s Cube accroît la concurrence sur le marché des puzzles tridimensionnels. De même, dans le secteur de la mode, refuser la protection du signe « I ♥ » empêche une privatisation d’une expression devenue universelle.

Sur le plan juridique, le Tribunal rappelle aux entreprises que la marque ne saurait être utilisée comme un instrument de protection à durée illimitée pour des éléments dépourvus d’une fonction vraiment distinctive. Cette jurisprudence contribue à maintenir la cohérence systémique de la propriété intellectuelle européenne.

Enfin, sur le plan culturel, il s’agit de préserver l’accès collectif à des symboles appartenant au patrimoine commun : le Rubik’s Cube comme objet emblématique de la culture populaire, et le « I ♥ » comme langage visuel universel. En ce sens, le Tribunal protège non seulement le marché mais aussi l’intérêt général.

 

Conclusion

Ces deux arrêts envoient un message clair aux entreprises européennes et internationales : la créativité et la notoriété ne suffisent pas à garantir une protection juridique. Pour être enregistrée, une marque doit présenter une originalité qui dépasse la simple fonctionnalité ou l’usage courant des signes.Spin Master Toys et sprd.net disposent encore de la possibilité de former un pourvoi devant la Cour de justice de l’Union européenne, limité aux questions de droit. Mais la ligne directrice posée par le Tribunal semble ferme : seule l’authentique fonction de la marque,celle d’indiquer l’origine commerciale d’un produit , mérite protection.

Marie Vanswevelt

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[1] Les marques de l’UE coexistent avec les marques nationales.